Quelques réflexions sur la relation entre l’islam et le pouvoir.
- Le Prophète (pbsl) décède en 632 de l’ère chrétienne, peu après le pèlerinage d’adieu au cours duquel il donna les derniers conseils à la communauté. Ses recommandations ultimes vinrent couronner le long parcours qui instaura un système de shûra (concertation). Le Prophète (pbsl) institua un nouvel ordre mondial en allant à contre-courant des modèles du pouvoir connus jusqu’alors. La communauté était souveraine et la concertation était son mode de gouvernement sous les principes de la » Loi islamique « .
- La spiritualité en islam est toujours allée de pair avec la lutte pour les droits de l’homme. Une société basée sur des lois garantissant les droits de chacun était en train de naître sous les yeux médusés des Arabes. Le Prophète (pbsl) organisait la société islamique naissante afin d’asseoir le Message sur des bases politiques stables tout en continuant l’Appel à Dieu (pour cela il faut revenir à la constitution de Médine qui était un acte politique fort, traduisant clairement un souci du respect de la dignité de l’homme et d’une gestion sociale intelligente. Mais les orientalistes ne s’attardent pas sur cet acte politique qu’il considère comme un événement insignifiant).
- Le Prophète (pbsl) est mort en laissant une communauté bien partie sur des principes de justice sociale et de spiritualité intense, une communauté responsable et éduquée tout acquise aux valeurs d’engagement, de participation et de liberté. Mais le Prophète (pbsl) avait prévenu que les choses allait changer après lui et qu’il fallait être très vigilant à préserver les principes qu’il a instaurés et enseignés.
- Voici des hadiths dans ce sens (traduction approximative du sens du hadith, j’espère être fidèle à l’âme du hadith et ne pas trahir son esprit) : » L’imam Ahmed rapporte selon Abou Oumama Al Bahili, le Prophète (pbsl) a dit : « Les piliers qui constituent la force, l’unité, l’équilibre, l’harmonie et l’homogénéité de l’islam vont se briser les uns après les autres. Chaque fois qu’un pilier se brise, les gens s’accrochent à celui qui suit. Le premier pilier qui se brisa est celui du pouvoir et le dernier sera la prière » «
» لَيُنْقَضَنَّ عُرَى الإِسْلامِ عُرْوَةً عروة, فَكُلَّما انْتُقِضَتْ عُرْوَةٌ تَشَبَّتَ النَّاسُ بالَّتي تَليهَا. وأََوَّلُهُنَّ نَقْضاً الحُكْم, وآخِرُهُنَّ الصَّلاَة » . رواه الإمام أحمد بسنده الحسن عن أبي أمامة الباهلي.
» Abou Naîm Al Asbahani (l’auteur du recueil hilyato alawliyaâ) rapporte selon Moâd ibn Jabal, le Prophète (pbsl) a dit : « l’histoire de l’islam tourne et se répète tel une pierre meulière, alors suivez le Message et soyez-y fidèle. Certes, le Message et le pouvoir vont se séparer (à savoir qu’à l’époque du Prophète et des califes bien guidés, le pouvoir était au service du Message ; en revanche après la spoliation du pouvoir, le Message a été instrumentalisé par les dirigeants pour justifier leurs agissements, légitimer et asseoir leurs règnes). Mais vous, ne vous séparez pas du Message. Il y aura des gouvernants qui vont spolier le pouvoir et satisfaire leurs intérêts au détriment des vôtres. Si vous les dénoncez et leur désobéissez, ils vous tueront ; et si vous leur obéissez, vous serez en perdition». «
» أَلاَ إِنَّ رَحَا الإِسْلاَمِ دَائِرَة فَدُوروا مَعَ الكِتَابِ حَيْثُ دَار. أَلاَ إِنََّ الكِتَابَ والسُّلْطَانَ سَيَفْتَرِقَانِ, فَلاَ تُفَارِقُوا الكِتَاب. أَلاَ إِنَّـهُ سَيَكُونُ عَلَيْكُُمْ أُمَرَاءٌ يَقْضُونَ لِأَنْفُسِهِمْ مَا لاَ يَقْضُونَ لَكُمْ, إِنْ عَصَيْتُمُوهُمْ قَتَلُوكُمْ, وإِنْ أَطَعْتُمُوهُمْ أَضَلُّوكُمْ « . رواه أبو نعيم عن معاذ بن جبل.
Dans un hadith authentique rapporté par l’imam Ahmad, Ibnou Maja et At-Tabarani selon Abdullah ibn Massoûd (R), le Prophète (pbsl) a dit : « Vous serez gouverné par des dirigeants injustes, qui ne suivent pas la méthode prophétique (en terme de justice sociale et d’équité) et qui délaissent la prière ». Abdullah ibn Massoûd (R) a demandé : « Que ferai-je ô Prophète si je les rencontre ».
Le Prophète (pbsl) a répondu : « Tu me demandes ce qu’il faut faire ô fils d’Oum Âbd ! Aucune obéissance pour quiconque n’obéissant pas à Dieu ».
- Le droit musulman (al fiqh al islami) ou la charia a été institué pour pourvoir aux intérêts de l’être humain dans cette vie et dans la vie future. Le fiqh englobe :
– Les adorations : ce sont les prescriptions relatives à la prière, la purification, le jeûne, la zakat et le pèlerinage.
– Le code de la famille : ce sont les prescriptions relatives au mariage, divorce, l’héritage, l’adoption…
– Les relations sociales (al mouâmalates) : tout ce qui concerne les relations entre les gens : les transactions commerciales, immobilières ou autres, le fait d’être associé dans une affaire, les actes de ventes ….
– Al ahkam assoltania (le pouvoir) : ce sont les prescriptions qui régissent les relations entre gouverneur et gouvernés à savoir les élections, le suffrage universel, la destitution, le vote, le débat, l’opposition…
– Les prescriptions relatives au « jihad » : c’est-à-dire les relations entre pays musulmans et non musulmans en temps de guerre comme en temps de paix ….
- Il faut noter que cette science (al ahkam assoltania) a été occultée pour cause de tyrannie et de spoliation du pouvoir, et n’a pas tiré avantage du même développement que la science des adorations, par exemple. Cette négligence vis-à-vis de cette science est due à une volonté délibérée de la part des dirigeants, qui se sont entourés de certains savants, instruments du pouvoir, afin de justifier leurs règnes et leur procurer des fatwas sur mesure. Nous héritons de cette tare qui a créé chez les musulmans un problème avec le pouvoir. Ainsi plusieurs principes fondamentaux ont été occultés tels que l’éthique de la responsabilité, le fait de placer aux postes clefs des hommes et des femmes clefs, de ne laisser accéder aux responsabilités que des personnes hautement consciencieuses, qualifiées et intègres, des compétents (tant en compétence morale qu’en compétence technique), des justes et des incorruptibles. En conséquence, nous avons eu jusqu’à nos jours, une conscience professionnelle morte, une fuite devant les responsabilités, une esquive du devoir, la tentation de l’entrisme et de l’opportunisme.
Le Prophète (pbsl) a dit : « Celui qui accède à une responsabilité, et place quelqu’un à un poste, alors qu’il y a parmi les musulmans des personnes plus compétentes pour le poste en question, plus utiles à la société ; il a trahi Dieu et Son Messager » Rapporté par l’imam Ahmed et Al Hakam.
» مَنْ وَلِيَ مِنْ أَمْرِ المُسْلِمِينَ شَيْئاً, فَوَلَّى رَجُلاً وَهُوَ يَجِدُ مَنْ هُوَ أَصْلَحُ لِلمُسْلِمِينَ مِنْهُ, فَقَدْ خَانَ اللَّهَ وَرَسُولَهُ » رواه أحمد والحاكم في المستدرك على الصحيحين.
Omar Ibn Al-Khattab (R) disait : « Celui qui accède à un poste clef, puis s’entoure de personnes parce qu’ils sont des proches ou des amis et non pour leurs compétences, il a trahi le Message ».
– Selon Abou Saîd Al-Khoudri (R), le Prophète (pbsl) a dit : « Le meilleur combat pour servir la cause de Dieu est une parole de justice et de vérité prononcée devant un tyran » rapporté par Tirmidi, Abou Daoud et An-Nassaî’.
– « Dieu a pris, de ceux auxquels le Livre était donné (les Savants), cet engagement : » Exposez la vérité aux gens et ne la dissimulez pas » ». Sourate 3, verset 187
» وَإِذْ أَخَذَ اللَّهُ مِيثَاقَ الَّذِينَ أُوتُوا الكِتَابَ لَتُبَيِّنُنَّهُ لِلنَّاسِ وَلاَ تَكْتُمُونَهُ » سورة آل عمران, آية 187
- L’imam Abou Hamed Al-Ghazali a dit : « (…) Tel était l’engagement des savants : ordonner le convenable et interdire le blâmable. Ils ne souciaient guère de la puissance des dirigeants, ils comptaient sur Dieu pour les soutenir et raffermir leurs pas, afin de remplir cette lourde responsabilité : le témoignage. Quand les intentions étaient sincères, leurs paroles adoucissaient les cœurs les plus durs. Mais aujourd’hui, la convoitise a lié leurs langues et les a rendus muets. Même s’ils parlent, leurs discours demeurent sans utilité et donc ils échouent (…). La corruption des individus est due à la corruption des dirigeants qui est due elle-même à la corruption des savants ; car ces derniers ne sont intéressés que par l’argent et le pouvoir ». Revivification des sciences religieuses.
- Le Prophète (pbsl) est mort en laissant le soin à la communauté de choisir ses dirigeants. Le jour de Saqifa, la communauté a élu son calife après un long et difficile débat. Ce débat et l’élection qui s’ensuivirent prouvent de façon incontestable l’application du principe de shûra (concertation). Le premier acte d’Abou Bakr (R) lorsque la communauté le choisit pour successeur du Prophète (pbsl) fut de rappeler l’essence et le sens du pouvoir dans un discours public : « Ô gens ! j’aurai espéré qu’un autre prenne cette responsabilité. Si vous me jugez, je ne suis qu’un homme, alors que le Prophète (pbsl) était infaillible et soutenu par la révélation. Vous m’avez chargé de vous gouverner, mais je ne suis pas le meilleur d’entre vous. Si je me dirige dans le bon sens, soutenez-moi et si je me trempe de voie, réorientez-moi (…). Le plus faible d’entre vous sera celui qui comptera fortement pour moi jusqu’à ce que je lui restitue son droit. Le plus fort parmi vous ne vaudra rien à mes yeux jusqu’à ce que j’obtienne qu’il remplisse ses obligations (…). Obéissez-moi tant que j’obéis à Dieu et à Son Messager. Si je ne le fais pas, vous êtes absous de mon obéissance ». Rapporté par l’imam Ahmad selon Qays ibn Abi Hazem (R).
Chaque mot de cette exhortation vaut son pesant d’or. Abou Bakr (R) a donné en quelques phrases une définition du pouvoir en islam. La première idée qui en ressort est que la personne du gouvernant, le calife en l’occurrence, n’est pas sacrée en soi, mais que sa sacralisée tient au seul fait qu’il ait été choisi par la communauté.
- Omar ibn Al-Khattab (R) le successeur d’Abou Bakr viendra avaliser et développer cette conscience politique bâtie sur l’esprit du Message. Ibn ‘Assaker rapporte selon Noâmane ibn Bachir que Omar ibn Al-Khattab (R) était dans une assise avec les Mouhajirines (ceux qui ont fait exode) et les Ansars (ceux qui ont fait accueil) et leur dit : « Voyez-vous, si je me permettais certains abus de pouvoir, que feriez-vous ? Ils n’ont pas répondu. Omar l’a répété deux ou trois fois ; et Bachir ibn Saâd a dit : si tu agis de la sorte, nous allons te corriger et te réorienter dans la bonne voie. À cela, Omar répondit : c’est ainsi que je vous veux à mes côtés».
Quelques exemples de contre-pouvoir illustrés par nos éminents savants :
- L’imam Abou Hanifa : à l’époque des Omeyyades, sous le règne de Marwan. Le gouverneur de l’Irak : Yazid ibn Amr ibn Hobaïra a ordonné à Abou Hanifa d’être le juge de la ville Al-Koufa, chose qu’il a refusée pour ne pas cautionner un régime illégitime. Il a été torturé et a reçu des coups de fouet pendant plusieurs jours, mais l’imam est resté inflexible.
- L’imam Malek ibn Anas : les Abbassides, contraignaient les gens à faire la bayâ (l’allégeance), tandis que ceux qui la rejetaient étaient contraints à divorcer et à se séparer de leur famille. L’imam Malek, dans ces discours, ne cessait de rappeler ce hadith : « Le divorce accompli sous la contrainte n’est pas valide» » لَيْسَ عَلَى مُسْتَكْرَهٍ طَلاَقٌ « . Les Abbassides et surtout Abou Jaafar al-Mansour voyaient dans les propos de l’imam Malik une invalidité de leurs investitures accordées sous contraintes, une menace à leurs autorités et une incitation à la rébellion. Les émissaires des Abbassides ont ordonné à l’imam Malek de ne plus citer ce hadith, ce qu’il a refusé. Il a été torturé et fouetté jusqu’à ce que ses épaules se soient déboîtées. Le pieux imam eut de graves séquelles, pendant la prière, il ne pouvait plus tenir ses mains sur la poitrine et laissait les bras tombants.Omar Mahassine