Le Maire et la mosquée

L’islam de France, une affaire de maires

Entretien avec Françoise Duthu, Maître de conférences

« Indignée de la pauvreté des débats publics (…) chez la classe politique et dans les médias, et de l’assurance avec laquelle cependant étaient affichées des vérités définitives sur cette religion, contribuant à consolider un regard hostile à son égard », Françoise Duthu, économiste de formation, se positionne dès le départ. Mais plutôt que de « s’opposer ponctuellement par telle ou telle prise de position », l’ancienne députée au Parlement européen dit vouloir « contribuer au débat public » pour mieux déconstruire le discours ambiant visant à diaboliser l’islam. Résultat : un livre pertinent intitulé Le Maire et la mosquée*, paru aux éditions L’Harmattan en début d’année. En dirigeant le regard vers les acteurs locaux qui traitent concrètement des questions liées à l’islam de France, Mme Duthu pointe du doigt les inégalités dont les musulmans font l’objet d’une ville à l’autre et d’un culte à l’autre. Interview.

Saphirnews : Le maire et la mosquée. Pourquoi avoir choisi un tel titre pour votre livre ?

Françoise Duthu : Ce livre est issu d’un travail de recherche entrepris à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales, ndlr) intitulé « Quelles « politiques municipales » de l’islam en Ile-de-France ? Entre contrôle et normalisation, comparaisons franciliennes. Au cours de l’enquête, menée en 2007 dans les communes d’Argenteuil, Montreuil, Rosny-sous-bois, Créteil et Bobigny, les questions posées ont porté sur divers thèmes relatifs à la pratique de l’islam : la construction des mosquées, mais aussi la question des carrés musulmans, de la restauration scolaire, de l’organisation de l’Aïd-el-kebir. Il n’était nullement question de s’arrêter à la question des mosquées.

L’ambition était de voir, puisque la pratique de l’islam est très liée aux décisions des élus locaux en raison de la décentralisation, si ces derniers mettaient en place des politiques concourant à la normalisation et à l’acceptation de l’islam au sein de la société française. En Ile-de-France, l’étude a montré que la « grande affaire » pour les maires était celle de la construction de mosquées. C’est autour de ce thème que se construisaient des systèmes d’action stables, au sein desquels les maires étaient en position de pouvoir, fixant le cadre dans lequel devaient se mouvoir les acteurs musulmans. Ce qui ne veut pas dire que ceux-ci étaient passifs. C’est donc la réalité de ce rapport de force qui a fini par aboutir au titre.

Qu’en est-il aujourd’hui de l’intégration de l’islam au paysage religieux français à l’heure où une véritable « course à la mosquée » s’est engagée depuis deux ou trois ans ?

Je ne prétends pas connaître le paysage religieux français dans toute sa complexité mais ce qui est évident, c’est que l’islam n’a pas encore le statut d’une religion comme les autres en France. En même temps, quelles que soient les critiques – fondées, notamment quant au fait qu’il s’agit là d’une institution créée d’en haut, à l’initiative du gouvernement, et dans les cadres établis par lui – faites au CFCM, j’ai découvert en faisant cette recherche que le processus de concertation préalable à la création de ce Conseil avait débloqué la situation : les maires se sentent autorisés à chercher des solutions pratiques alors qu’auparavant ils semblaient gérer la situation avec réticence. Curieusement, dans toutes les villes où j’ai enquêté, des relations structurées autour de réelles négociations ne s’établissent pas avant 2002-2003.

Pourquoi avoir choisi d’étudier « seulement » la région Ile-de-France? Pouvez-vous expliquez sur quels critères se sont portés votre choix de ville? Ce n’est pas un hasard si sur les cinq villes choisies, trois sont en Seine-Saint-Denis…

La réponse est double : cette étude a été conduite avec mes seuls moyens personnels et dans un temps limité. Il n’était donc pas possible pour moi d’aller au-delà de cette région. J’ai aussi lu pas mal d’articles exposant les conclusions d’études conduites en France, en Belgique, en Europe. En même temps, on évalue à 25% environ la proportion de musulmans vivant en Ile-de-France et il n’existait jusque là pas des études comparatives sur cette région. Il m’a donc semblait que cela avait du sens de choisir ce terrain là comme champ d’investigation.

Quant aux villes retenues, l’équilibrage résulte des réponses données par les maires. J’ai envoyé neuf courriers dans des villes réparties dans toute la couronne francilienne. Il est vrai que j’avais écris un peu plus en Seine-Saint-Denis, mais sans grand déséquilibre. Ce département rassemblant une part importante des musulmans en Ile-de-France, cela était de toute façon pertinent.

Cela m’a permis de m’attarder sur un acteur départemental important, l’UAM 93. (Union des Associations Musulmanes du 93). J’ai trouvé une dynamique départementale comme dans les Hauts-de-Seine avec le CIS 92 (Collectif Islam et Société). Ce sont là des modèles très différents, voire opposés, l’UAM assumant son rôle de lobby, alors que le CIS joue un rôle social et citoyen. Mais il est intéressant de noter l’émergence d’institutions nées « d’en bas », et non à l’instigation des pouvoirs publics, comme le CFCM ou les CRCM.

Vous a t-on facilement ouvert les portes des mosquées, des associations musulmanes et des mairies pour votre étude?

Oui, peut-être parce que j’étais universitaire et travaillant dans le cadre de l’EHESS. Peut-être aussi parce que les premiers magistrats avaient envie de valoriser leurs expériences. Sur neuf courriers, j’ai reçu sept réponses, dont une négative (Trappes, dont le maire me disait conduire une « politique républicaine »), et l’autre non exploitable (Levallois). Seul le maire de Rosny-sous-bois, passionné par son sujet, m’a accordé personnellement un entretien. Dans les autres communes, j’ai été dirigée vers les personnes responsables du dossier, très proches du maire, qui m’ont toutes très bien accueilli.

Ce sont généralement les maires ou leurs collaborateurs proches qui m’ont donné les coordonnées des associations musulmanes partenaires. J’ai également été très bien accueillie par les associations musulmanes, à qui j’ai expliqué clairement que je m’intéressais avant tout à la politique qui était menée en leur direction.

Quelles sont les facteurs déterminants qui font qu’une politique locale de l’islam existe -ou non- et qu’elle soit différente l’une de l’autre?

Les maires n’ont pas forcément conscience de mener une « politique locale de l’islam ». Au cours de l’enquête, deux maires -Montreuil et Créteil- semblent avoir une vision globale de leur politique d’où découlent leurs réponses. Il n’en demeure pas moins que dans les autres communes, sans que les maires explicitent leurs choix, notamment dans celui de la construction des lieux de culte, se dessinent effectivement des politiques qui ont une cohérence et des caractéristiques. C’est ce que j’ai tenté de démontrer dans l’ouvrage. Les édiles choisissent tels partenaires musulmans – les légitimant aux yeux de la communauté – plutôt que d’autres, posent telle règles plutôt que d’autres en fonction de critères qui leurs sont propres. Le rôle du maire est central. C’est lui qui fixe le cadre général dans lequel seront conduites les négociations sur tout sujet relatif à l’islam dans la commune. Le résultat est que l’accès à la pratique du culte musulman sera différent d’une commune à l’autre, ce qui n’est pas le cas pour les autres religions établies.

Depuis les dernières élections municipales, certaines des villes dont vous parliez dans votre livre ont changé de couleur politique. Leur politique diffère t-elle à l’heure actuelle? Surtout peuvent-ils changer d’orientation?

Je ne peux répondre à cette question. Les politiques étudiées ont mis des années à se constituer. Il faut encore attendre avant de voir des changements clairs d’orientation. Même si je n’ai pas d’information précise, il est difficile d’imaginer qu’à Argenteuil soit poursuivie la politique sécuritaire observée en 2007. Quant à Montreuil, je sais que D. Voynet s’est positionnée contre la politique de J-P. Brard. Ces deux situations sont à suivre.

Vous expliquez dans votre livre que chacun a sa propre conception de la laïcité. Lesquelles et pouvez-vous expliciter?

Ce n’est pas exactement ce que je dis : ce qui est problématique, c’est que chaque maire agit en fonction de sa vision personnelle de la laïcité et non pas selon ce que dit strictement la loi. Or il existe en simplifiant deux types de vision de la laïcité en France : le premier, qui correspond à l’esprit de la loi, respecte la liberté de culte sans distinction dans l’espace privé comme public. Il voit dans la laïcité un principe d’organisation d’un vivre ensemble. Le second voit dans la laïcité un contenu et non un principe, ce contenu étant le bannissement du religieux de l’espace public. Elle est souvent défendue par des personnalités hostiles à toute croyance, souvent instrumentalisée, particulièrement contre l’islam, y compris dans les milieux républicains de gauche. On en a hélas de nombreux exemples. En tous cas, c’est bien la vision qu’a le maire de la laïcité qui va orienter sa prise de décision et non le fait qu’il soit de droite ou de gauche.

« Officiellement (…), les cultes ne révèlent pas d’une gestion locale ». Comment l’expliquez-vous? Dites-vous clairement qu’il y a une « exception musulmane » quant à la gestion du culte par les hommes politiques?

L’explication réside dans les pouvoirs qui sont ceux des maires depuis les lois de décentralisation de 1982 et dans tout ce que j’ai tenté de mettre à jour autour de la vision de la laïcité. Mon enquête aussi bien que mes lectures montrent en effet qu’il y a une « exception musulmane ». L’explication n’est ni purement locale, ni purement contemporaine. On ne peut s’empêcher évidemment de lier le regard trop souvent négatif porté sur l’islam au fait que cette religion s’est développée avec l’immigration d’une population pauvre issue de pays anciennement colonisés.

Nombre de musulmans sont devenus électeurs. Cela suffirait-il à conclure, en partie, que la question musulmane ne sera plus seulement locale mais régionale voire nationale lors des prochaines échéances électorales?

Le fait que les musulmans soient devenus électeurs ne changera pas en soi la situation. Cela pourrait déboucher sur un point de vue clientéliste ou lobbyiste, à l’encontre de ce que doit être une démocratie authentique.

Que reste-il à faire pour un traitement égalitaire des cultes selon vous et comment s’y prendre?

La première chose à faire est d’accepter de regarder les choses en face : cet inégal traitement dont fait l’objet le culte musulman, avec évidemment la volonté de remédier à la situation. C’est l’affaire de tous, mais d’abord de la classe politique dans son ensemble. Un véritable travail de débat, concertation et recherche de solution devrait être entrepris sous la responsabilité du gouvernement. Les partis aussi devraient se positionner et ne pas faire l’autruche face à une situation profondément injuste. Enfin les acteurs musulmans ont leur partie à jouer. Il ne fait évidemment pas reproduire tout ce qui a été fait autour de la mise en place du CFCM et des CRCM. C’est un débat public, équilibré et partenarial qui doit voir le jour.

*Françoise Duthu, Le Maire et la mosquée, Islam et laïcité en Île de France, éditions l’Harmattan, janvier 2009, 264 pages, 24€

Source : http://www.saphirnews.com/L-islam-de-France-une-affaire-de-maires_a9870.html

 

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