Le présent texte est le premier volet d’un triptyque consacré à une réflexion générale ayant pour thème le concept de réforme islamique. Il sera donc nécessaire de considérer chacun de ces trois documents en fonction de l’ensemble de ce projet conceptuel
• Peut-on réformer le Coran ?
Récemment, sur Oumma, un honnête homme s’inquiétait de ce que l’on veuille « réformer le Coran », et de citer alors l’éminent Malek Bennabi : « C’est l’homme musulman qu’il faut réformer et non pas le Coran. » Le message semble limpide et aussi indiscutable qu’un postulat : le problème n’est pas la Révélation, le Coran, mais le comportement des musulmans. Peut-être nous faudrait-il comprendre là que le Coran, le Livre, n’aurait de sens et de valeur que de par les hommes qui le lisent puisque l’agir ou le propos d’un musulman repose toujours pour partie sur une lecture du Coran. Nous le savons, un autre regard, un autre cœur, perçoit du Coran un autre discours ; qui la paix et qui la guerre, qui l’amour et qui la haine. Par suite, si le Coran est un texte intangible, mais sa lecture éminemment labile, sujette au changement du temps, à la volonté comme à l’usure des hommes, le Coran s’en trouverait de facto en permanence réformé. Ainsi, à le dire vrai, « réformer le Coran » est une locution vide de sens alors même que l’expression « réformer l’homme musulman » s’entend aisément.
Mais, au-delà de ces premières impressions, la question tout de même interpelle : Qu’est-ce donc que réformer le Coran ? Je ne le sais, le texte existe, il est connu, ses variantes aussi, il n’est donc pas possible de le re-former ni de le réformer, car réformer c’est, d’une manière ou d’une autre, ramener à la forme initiale. Ainsi, réformer le Coran supposerait stricto sensu que le Coran actuel ne soit pas le texte originel ! La réforme, quant à elle, est un changement en vue d’une amélioration et, aporie s’il en est, le Coran ne peut-être à l’évidence l’objet d’une réforme, d’un perfectionnement. Par contre, l’homme, par définition imparfait et perfectible, peut et doit être le lieu permanent d’une réforme. L’expression « musulman réformiste » ne peut donc qualifier que l’homme musulman réformant son être, ce qu’au demeurant le Coran indique en certaines acceptions du terme islâh, réforme vers le bien auquel tout croyant aspire. Par voie de conséquence, un musulman réformiste ne saurait être à même de vouloir réformer le Coran, mais bien plutôt de vouloir s’y conformer.
Or, se réformer est par définition chercher à revenir soi-même à une forme initiale, et peut-être nous fallait-il comprendre par cette apostrophe que le Coran est un seul et unique message vers lequel l’homme musulman doit sans cesse tendre, comme pour redresser le cap dévié par un phénomène obligatoire de dérive temporelle, intellectuelle, spirituelle.
Il n’y a donc pas de « réforme du Coran » à mener, mais, bel et bien, une réforme coranique, et cette réforme coranique recouvre deux sens :
1- Réformer notre lecture du Coran.
2- Réformer notre être par le Coran.
Ce dernier aspect sera envisagé au prochain article « L’islam est-il parfait ? » ; il est essentiel en tant qu’application, et il sera le vecteur de la réforme de l’homme musulman, mais il ne peut faire l’économie préalable de la première proposition : réformer notre lecture du Coran.
• Fondamentalement, la question sera alors : lisons-nous le Coran ?
Il s’agit de nous interroger sur la pertinence des lectures, c’est-à-dire des compréhensions, que nous faisons du Coran, et ce, alors même que nos structures mentales, le fruit de notre éducation, s’opposent à ce que nous ayons un regard critique sur ces lectures du Coran. Nous ne disons point un regard critique sur le Coran, remettre en cause les lectures faites du Coran n’est pas remettre en cause le Coran, ne nous laissons pas égarer par ce leurre en forme de menace. Voilà une autre réforme, une réforme intérieure, une remise en cause de l’ensemble de nos certitudes, notre paradigme islam, afin de pouvoir questionner le Texte par les outils de la raison critique. Lire le Coran avec nos propres yeux et non au travers de grilles de lectures préfabriquées, véritables burqa de l’esprit, habillement traditionnel de nos pensées, lourd héritage de notre passé. En contre-point, il ne faudrait pas croire que les méthodologies actuelles soient les uniques clefs de décodage du texte coranique. Lire le Coran à l’aune de l’apport des Sciences Humaines est un credo porteur, mais l’on oublie de nous préciser que les Sciences humaines ne sont pas des sciences, mais qu’elles sont assujetties à l’homme, ses limites, ses intentions, son cœur, sa pureté. Si l’arbre dépend de ses racines, tout s’origine en le germe. Le Coran s’apprend et s’entend par le Coran, il impose que nous sachions innover et élaborer des outils qui lui soient spécifiques. Voilà bien une révolution, la révolution coranique… un printemps exégétique !
• La question véritable est donc bien : comprenons-nous le Coran ?
Si nous pensons que les anciens étaient, par quelque mystérieuse alchimie les plus aptes à cela, alors, effectivement, nous ne pouvons ni ne devons lire le Coran qu’en chaussant leurs lunettes. En quelque sorte, suivre une lecture historique restée en panne du mouvement de l’Histoire il y a sept siècles, quelque part entre Bagdad et Cordoue. Par ailleurs, nous l’avons souvent abordé, l’universalité et l’intemporalité sont deux postulats coraniques essentiels supposant que le Message du Coran soit capable de dépasser les marques du temps et du social, le culturel, les paradigmatiques. Parce que le Coran ne cesse d’être la Révélation de Dieu adressée aux hommes pour tous les temps et tous les lieux, alors nous pouvons et devons le lire avec notre regard, regard issu de notre vie, de notre temps et de notre culture.
• La question devient ainsi : avons-nous su lire le Coran ?
Le Coran repose sous la gangue d’une histoire sainte inlassablement ressassée et il nous faut à présent strate par strate apprendre à remonter le temps vers la Mère du Livre. Atteindre le texte à l’état brut, la révélation pure avant qu’elle ne soit prise en charge par les hommes, avant qu’ils ne l’aient précipitée dans l’Histoire et qu’elle devînt bien plus leurs paroles que Celle de Dieu. Il s’agit donc, tout simplement, de comprendre que le texte révélé ne nous est accessible qu’au travers d’une lecture mise en place par des siècles d’orthodoxie, ladite orthodoxie ayant d’ailleurs nécessité des siècles pour se constituer. Autrement dit, le texte révélé ne nous est compréhensible que par cet intermédiaire. Cela est si vrai que lorsqu’un non-musulman s’y aventure il est immanquablement dérouté par cet étrange livre. Ce que vous voyez s’y dérouler de l’histoire de l’Islam, du Prophète, des anciens prophètes, de la pratique, du fiqh, de la sharia, rien de tout cela ne lui apparaît, tout lui semble ou trop allusif ou trop obscur, à tout le moins sibyllin. Si donc le Coran nous parle, c’est que nous avons appris à l’entendre et ce sont bien nos acquis qui nous fournissent le sens du Coran et non le Coran qui nous fournit du sens. Nous ne lisons pas le Coran, nous le disons.
• La question est alors : comment lire le Coran ?
Il est bien évidemment insuffisant, si ce n’est insignifiant, de proclamer, comme nous l’avons fait, qu’il faille lire le Coran avec nos yeux, notre regard d’homme et de femme actuels. En cette propédeutique s’affrontent les tenants d’une vérité éternelle détenue par les doctes et ceux qui s’en réclament et les modernistes herméneutes prêchant pour l’interprétation et la multiplication infinie des sens. Si les premiers rament à pieds secs, les seconds se noient en leurs mers intérieures. D’autres constatent l’impossible écart entre un document contemporain d’une époque aux mœurs particulières et l’évolution des mentalités actuelles et s’affairent au chevet du malade à prescrire des remèdes plus ou moins drastiques. D’autres encore, à la recherche du « moment coranique » diluent au final le texte dans l’Histoire. Le blasphème serait bien de prétendre lire le Coran pour nous-mêmes, lui donner le sens que nous sentons ou présentons ou souhaitons, une lecture subjective tout au service de notre « nous », un autre « moi ». Lire le Coran par soi-même n’est pas le lire pour nous-mêmes !
• La question pourrait être : le Coran a-t-il du sens ?
Les adeptes de l’École des sciences humaines soutiennent en réalité que tout texte est un non-sens en soi puisque par définition il est structurellement un lieu d’interprétation, de sens infinis. La science de l’homme s’en trouve magnifiée et la Science de Dieu disqualifiée ! S’il n’est pas possible à partir d’un texte, de mots, d’une structure sémantique, de décoder un sens et un seul , alors, d’une part, vous n’êtes pas en mesure de comprendre ce que je suis en train de vous dire et, d’autre part, le Coran est une entreprise vouée à l’échec. Mais à quoi donc nous servirait le Coran si nous ne pouvions en connaitre le contenu ? A quoi sert la Révélation ? Saurions-nous adeptes du « Moi » au point que nous pensions nous dispenser de la Révélation pour savoir et comprendre le sens de nos vies ?! Je confesse, en pleine modestie, que sans guidée il n’y a pas de chemin droit possible, seulement des tentatives. Il y a une philosophie latente en Occident qui infiltre les esprits et les cœurs, elle place l’homme au centre du discours et de la connaissance, un remplacement de Dieu par le soi personnel. Si nous ni prenons garde et maintenons le Coran dans le non-sens il ne deviendra qu’un objet rituel, quelques rêveuses calligraphies ; un livre mort, une parole morte, un Message mort.
• La question est donc : quel est le sens du Coran ?
Mais qui donc pourrait oser prétendre ce que dit vraiment le Coran ?! La post-modernité est déconstructiviste, et la recherche du sens ou, pire encore, du vrai sens, serait une utopie pour esprits simples ou dérangés. Autrement dit, il serait impossible de rompre le cercle hermétique et tout texte nous échapperait à jamais en une cascade infinie d’interprétations. Voilà bien une fantasmatique affirmation issue des sciences humaines et sociales dont l’objectif premier est de disqualifier tout ce que ces « sciences » ne sont pas capables de cerner. Curieusement, seuls les postulats et paradigmes de ces disciplines seraient par eux-mêmes explicites et auraient un sens non interprétable, voire seraient vérités intangibles. A l’ombre des discours actuels, vous pouvez choisir la voie de l’interprétation et sublimer le Coran, et votre intelligence, en proclamant ce texte porteur d’une infinité de sens. Le Coran devient ainsi le reflet des pensées des hommes, effectivement un océan, mais en lequel nous nous noyons. Au concret, vous disposez en fait d’un Coran qui n’a aucun sens.
Vous pouvez aussi lire le sens unique imposé par les résumés de l’histoire exégétique, auquel cas il faudra que vous régliez votre horloge personnelle quelques siècles en arrière, vous pourrez progresser à reculons, c’est subjectivement confortable. Vous pouvez enfin admettre, ou comprendre, que le Coran est un Message délivré qui pour être entendu exige une grande disponibilité d’écoute. Face au Coran, il est ainsi vain d’être passéiste ou moderne, il nous faudra simplement être présents, nus, natifs, sans connaissance, à l’écoute. En cette instantanéité, le Coran sera en permanence en avance sur nous, ce sont nos conceptions qui sont anachroniques. Chaque fois que nous sommes à même d’entendre son discours réel, le Message, il dépasse ce que nous sommes capables de saisir ou de vivre de notre réalité, un unique sens n’est pas un sens unique. Ceci explique que toute tentative moderniste d’interprétation du Coran, comme toute volonté de lecture rétrograde, est irrémédiablement un non-sens, une perte sèche de la signification du Message coranique. Sans présent, le Coran n’a pas d’avenir !
• La question est ainsi : le Coran a-t-il un seul sens ?
J’ai déjà montré que les lectures de S3.7 n’étaient qu’une entreprise rétroactive visant à justifier les divergences d’opinions des exégètes sous couvert d’une prétendue multiplicité ou équivocité de sens du Coran. Clou de ce numéro de prestidigitation exégétique, seul Dieu connaitrait le sens de son propos ! Or, le Coran postule à de nombreuses reprises de son explicité et de sa non-ambiguïté, de son univocité. Univocité essentielle à l’intelligence de la Révélation, et nous devons considérer en saine logique que Dieu a délivré un message et pas mille, alors, et seulement en ce cas, nous nous mettrons en quête du sens. J’avoue que ce n’est pas le choix le plus facile. La profession de foi nous enseigne que Dieu est unique et que Muhammad est Son Messager. Le Coran délivre du Dieu unique un Message unique. Le mot Message avec une majuscule est pertinent, nous le devons probablement à Muhammad Asad. Il suppose l’existence coranique d’un unique sens dont l’essence est universelle et intemporelle. Il indique aussi que les projections de l’Histoire sont des accidents qui ne doivent pas nécessairement être pris en compte, la lecture doit chercher sens au véritable instant de révélation. Ce sens présent n’existe que dans le texte et il est le Message qu’il délivre. Ce Message ne peut s’obtenir que par une analyse littérale minutieuse, technique de lecture dont les prémices sont le dépouillement absolu de notre être, l’abandon de nos certitudes et de nos présumées connaissances, le point zéro des préjugés et des prérequis. On l’aura compris, il n’est pas présentement de mon sujet de discuter de la méthodologie proprement dite – je l’ai présentée partiellement en d’autres articles comme je l’ai illustrée au concret à chaque verset analysé littéralement –, mais de préciser les conditions qui y président, conditions théoriques et conditions pratiques.
• La dernière question sera : qui connaît le sens du Coran ?
Quelle inconnaissance dans les certitudes et quelle folie quand la foi rejette la raison ! Quel orgueil y aurait-il à chercher le sens ? Mais quelle prétention que de dire le sens ! Quel silence au delà du mur des évidences ! Quelle inconscience que de vouloir unir ce qui désuni ! Que de fois le Coran nous rappelle que Dieu a bien adressé un Message aux hommes, mais qu’ils ont divergé quand leur furent parvenu les preuves, les éléments de ce discours, les Signes ou âyât de Dieu. Avons-nous fait autrement ? ! A l’aube du dernier Jour ne serait-il point temps que nous apprenions à lire le Coran à sa juste lettre. Que nous ne ressassions plus ce que nous avons dit que le Coran dit. Face au Coran, dire : « Je pense » ne suffit pas à la raison. Dire « Je sais » n’est qu’ignorance. Dire « Je crois » insulte la foi et la raison.
Mais, dire « Je cherche » est la clef de l’esprit et du cœur. Soyons donc des chercheurs du sens ; que le Coran nous invite à la fête du sens, que nous puissions recevoir la lumière du Message, que nous cessions de l’obscurcir par nos suffisances et insuffisances, que s’ouvrent nos esprits et nos cœurs au chemin de droiture. Cet à cet effort que le Coran nous appelle, la quête du sens.
Ne connaitra donc le sens du Coran que le chercheur. Le savant, lui, sait, il ne cherche pas. Le chercheur, lui, lit et écoute le Coran lui parler, lui délivrer son message, des mots, des phrases, du sens. Soyons donc tous des chercheurs, car si la Vérité a été donnée il y a maintenant 1400 ans à une seule personne, l’ultime Messager, la mettre à jour dans le texte transmis ne pourra être l’œuvre que de tous. Hommes et femmes d’esprit et de cœur, amoureux du Coran et de Dieu et non d’eux-mêmes. Hommes et femmes dont la seule certitude et de ne point en avoir. Hommes et femmes de modestie et d’ouverture. Hommes et femmes de foi et de raison, lumière sur lumière. Seules l’énergie et la bonne volonté de tous permettront d’accomplir cette révolution, la réforme coranique.
Dr Al Ajamî
Source : oumma.com